A la Croisée de l'Anjou, de la Touraine et du Poitou
Le Tablier
Dialogue entre une grand-mère et sa petite fille
par Jean-Claude Raymond
La petite fille aime aller chez son arrière grand-mère qu'elle suit pas-à-pas et dont elle épie les gestes qui lui sont méconnus. Et l'arrière grand-mère est toute heureuse de raconter les scènes de la vie du temps où elle était jeune. Pour la petite fille tout lui semble aussi étrange que les contes des livres.
L'Arrière Grand-Mère
Nous avions de la famille qui
habitait la ville. Elle venait nous voir de temps en temps pendant
leurs congés,
souvent sans prévenir, le dimanche. Lorsque nous avions de la visite,
le facteur, des voisins, nous n'avions pas besoin de sonnette,
nous entendions les chiens japper. Nous les êtres humains, dans la cour
carrée entourée des dépendances de la ferme,
nous n'entendions pas les bruits extérieurs. Les chiens nous
avertissaient. Alors, une des femmes de la maison sortait sur le pas de
la porte pour voir qui venait. Quelques
instants plus tard, nous percevions le bruit d'un moteur, puis presque
aussitôt nous voyons le capot de l'automobile s'avançant
lentement pour passer le portail. Cela nous laissait le temps de
replier notre tablier. Dans les fermes, les femmes portaient une blouse
et par
dessus un tablier.
La Petite fille
Dis, Grand-mère, pourquoi vous releviez votre tablier ?
L'Arrière Grand-Mère
Avec les travaux, au contact des animaux, ou à la cuisine avec la
farine, les tabliers se salissaient vite. Aussi, quand il y avait de la
visite, on prenait un coin du tablier, par exemple le gauche et on le
remontait vers la droite et on l'accrochait à la ceinture. Ainsi, plié
en deux en diagonale sur lui-même, seul son envers était visible et
masquait l'endroit qui lui était resté sale.
Tu regarderas, il y a encore des bouchers et des charcutiers qui de nos jours font cela. Dans leur boutique, leur tablier se macule de sang. Quand ils ont besoin de sortir dans la rue, ils en remontent un coin. Le tablier paraît tout blanc.
La Petite fille
Vous aviez toujours des tabliers ?
L'Arrière Grand-mère
Oh, oui ! Il ne servait pas qu'à se protéger.
La Petite fille
À quoi donc ?
L'Arrière Grand-mère
Quand on écossait des petits pois…
La Petite fille
Qu'est-ce que ça veut dire écosser ?
L'Arrière Grand-mère
Les petits pois sont logés à
plusieurs dans une sorte de petit sac qu'on appelle gousse. C'est la
même chose avec les
haricots secs qu'on nommait pois. On ouvre la gousse pour en extraire
les petits pois ou les pois. Je disais donc quand on écossait
les petits pois ou équeutait les haricots verts…
La Petite fille
Qu'est-ce que ça veut dire équeuter ?
L'Arrière Grand-mère
Tu as déjà mangé des haricots verts. Comme leur nom l'indique, ils sont
verts, allongés. Mais quand tu les vois
dans ton assiette, on leur a ôté la tige qui les relie à la plante et
l'autre extrémité en forme de pointe
effilée. Ces deux extrémités ne sont pas tendres et seraient
désagréables à mâcher.
La Petite fille
Ah, bon ?
L'Arrière Grand-mère
Alors, on s'asseyait sur une chaise, on écartait un peu les jambes,
on y aménageait un creux d'un revers de main et on y déposait les
petits pois ou les haricots verts préparés. Quand
la quantité était suffisante on prenait dans une main les deux coins du
tablier qu'on relevait. Notre tablier formait une poche et nous servait
alors de récipient pour aller jusqu'à la marmite. Avec la marmite, le
tablier était bien adapté car il suffisait
d'abaisser les coins du tablier au-dessus d'elle, en forme
de goulotte il déversait les légumes dans la marmite.
Mais avec les cuisinières et le faitout, le tablier n'était déjà plus
adapté. On déversait le contenu
du tablier dans une cuvette qu'on déversait dans le faitout qui se
trouvait bien trop haut sur le dessus de la cuisinière.
Il servait aussi au jardin. On y allait avec un panier qui servait à mettre les légumes couverts de terre. Puis on faisait un tour pour cueillir les fruits mûrs, des tomates, des aubergines. On les déposait dans le tablier après avoir relevé les deux coins comme pour les petits pois. Et on revenait avec dans une main le panier et dans l'autre les deux coins du tablier.
La Petite fille
Quand la famille arrivait vous auriez pu quitter votre tablier ?
L'Arrière Grand-mère
Tu as raison. Mais nous avions vu nos
parents faire cela alors nous
en faisions autant sans réfléchir. Garder le tablier avait aussi une
signification cachée. Cela voulait dire que nous gardions
notre vêtement de travail. Si nous l'avions ôté, on aurait pu croire que nous n'étions pas en train
de travailler. Il fallait toujours paraître occupé. Le fait qu'il soit
relevé marquait vraiment une sorte de parenthèse entre deux moments de
travail. Voilà,
je crois que tu sais tout sur l'importance du tablier.
La Petite fille
Oui, mais tu as dit que c'était dimanche. Vous n'aviez pas d'habits
du dimanche ?
L'Arrière Grand-mère
Si bien sûr et des souliers noirs comme à la ville !
La Petite fille
Ils ne sont pas noirs les souliers à la ville !
L'Arrière Grand-mère
Aujourd'hui, oui, mais de mon temps non. Les messieurs portaient
toujours
des souliers noirs. L'instituteur avait des souliers noirs. Et, oui,
c'était comme ça.
La Petite fille
Bien nous notre maîtresse, elle vient en roller. Dans la classe, elle
les change pour des chaussures rouges.
L'Arrière Grand-mère
Oui, je te crois. Mon institutrice n'avait
pas de roller car cela n'existait pas. De toute façon , elle n'aurait
pas pu s'en servir sur les
chemins caillouteux, il faut du bitume et des trottoirs en ciment pour
les rollers.
La Petite fille
Ta famille qui venait de la ville, ils avaient des chaussures
noires ?
L'Arrière Grand-mère
Bien sûr et que même quand le temps
était à
l'eau, ils étaient obligés de marcher sur la pointe des pieds pour
éviter la boue dans la cour de la ferme. Cela nous amusait un peu mais
nous
ne le faisions pas voir. Ils portaient des costumes.
La Petite fille
Mon père quand il part au bureau il met toujours son costume
et une cravate. Et, il les ôte dès qu'il rentre. Le dimanche, il ne
met pas son costume.
L'Arrière Grand-mère
Mon père qui est ton arrière-arrière-grand-père avait aussi un costume.
Lui, il le mettait principalement le dimanche pour aller à la messe et
dans les grandes occasions. Il le quittait aussi dès qu'il rentrait. Le
dimanche, ma mère sortait une belle robe
noire qui brillait avec des reflets et des dentelles aux poignets et au
cou.
La Petite fille
Et, toi. Ta robe, quand tu étais petite ?
L'Arrière Grand-mère
Noire aussi. Elle ressemblait à celle de ma mère en plus
petit.
La Petite fille
Ben alors, c'était déjà la mode corbeau ? Moi,
j'aime pas la mode corbeau, c'est pour les grands du collège.
L'Arrière Grand-mère
C'est quoi ta mode ?
La Petite fille
Moi, j'ai pas de mode, je regarde la télévision et je choisis ce qui me
plaît.
L'Arrière Grand-mère
Nous, nous n'avions pas de télévision, alors on regardait nos parents.
La Petite fille
Mais, moi, je ne veux pas ressembler à mes parents.
L'Arrière Grand-mère
Tu vois, quand j'étais petite, je regardais ma mère et
je voulais lui ressembler. Quand tu seras grande à qui voudras-tu
ressembler ?
La Petite fille
Ben… Je ne sais pas ?
Jean-Claude Raymond
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A la Croisée de l'Anjou, de la Touraine et du Poitou vous remercie de votre visite
Dernière modification : 2008-11-06 - 09:46:52
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